Cinq ans avant quand l’attentat « Charlie Hebdo » a eu lieu, Mr Zhou, un philosophe chinois a écrit un article intitulé « Des conflits des dieux n'ont pas de solution au point de vue de l’homme », et cinq ans après Louis Baslé, universitaire, a interagi avec son commentaire, …
1,Des conflits des Dieux n'ont pas de solution au point de vue de l'homme (1) - Zhou JianMing (2015)
Le drame qui a frappé "Charlie Hebdo" à Paris le 7 Janvier 2015 a choqué le monde entier. Comme les attentats du 11 Septembre 2001 aux états-unis, il ne peut pas être interprété simplement comme un conflit entre les hommes. Les deux événements ne peuvent pas être exclusivement réduits à leurs dimensions politique, économique et morale. Ils se situent à un niveau différent. Lorsqu'il s'agit d'un conflit politique comme par exemple une opposition idéologique, ou d'un conflit économique comme la lutte pour une prépondérance commerciale, on peut parler d'un même niveau, car dans ces deux cas seuls les hommes sont impliqués. Pour les deux événements qui nous occupent, il y a une dimension religieuse qui intervient. Ici, l'extrémisme religieux qui a armé les bras des terroristes vise en réalité le système démocratique, celui qui est garant de la liberté d'expression en général et de la presse en particulier pour les événements du 7 Janvier 2015 en France et de l'économie de marché pour ceux de Septembre 2001 aux états-unis. On n'est plus vraiment dans un conflit traditionnel entre religion et politique à l'intérieur d'un même modèle culturel. Ici, ce sont deux modèles culturels qui se trouvent confrontés, l'un séparant nettement le politique et le religieux, alors que dans l'autre le politique et le religieux sont étroitement imbriqués. Quand des innocents sont tués, La France dit d'une même voix "nous sommes tous Charlie". Le monde entier devrait se sentir concerné, car c'est l'être humain dans sa totalité qui est en question. Les conflits religieux qui sont du ressort de la foi ne sauraient être résolus par la seule raison humaine.
La religion est enracinée au plus profond de la vie spirituelle de l'homme, tandis que la politique est généralement liée à l'intérêt économique. Les deux sont des structures élémentaires de la société. C’est à leur point de rencontre et à travers leurs interactions que se situe l’intégration à l’intérieur d’un modèle culturel. C’est dans les conceptions différentes que se font les sociétés des rapports entre la politique et la religion que se trouvent les sources des conflits. La civilisation est la façon dont un modèle culturel se perçoit concrètement. Le "conflit de civilisations" n’est autre que la résistance à la coexistence voire au mélange et à l’harmonisation de différentes cultures à l’intérieur d’une même culture qui serait universelle, en sachant bien que toute culture est le produit d’un processus de construction permanente et jamais close d’une identité en perpétuel devenir. Ce conflit dépasse les enjeux à caractère politique et économique, puisqu’il touche à l’homme dans sa totalité, y compris dans sa dimension religieuse. C’est en ce sens qu’il se situe comme la prolongation de la guerre des dieux.
Le judaïsme, le christianisme et l'islam ont la même origine. "Tous deux nés de la même racine, pourquoi se tourmenter l'un l'autre si cruellement! " , dit un poème chinois. Tous ces conflits interreligeux entre Israëliens et Palestinens, Indiens et Pakistanais, ou entre les courants d’une même religion , que de victimes innocentes ils ont pu faire depuis tant d’années, sans compter les innombrables pertes matérielles. L’appellation « guerre des dieux » est une image qui recouvre la complexité du phénomène (s’agit-t-il d’un conflit à caractère strictement religieux, y a-t-il interaction entre le politique, l’économique et le religieux, ou les hommes utilisent-ils le prétexte religieux pour justifier leurs actes?) et traduit l’impuissance de la raison humaine à envisager tous les aspects du conflit compte tenu de ses nombreuses implications et de toutes les interprétations qui peuvent en être données.
Le christianisme, né du judaïsme et associé à la tradition grecque, devient la religion principale des sociétés européennes médiévales. Avec l’émergence de la raison instrumentale au sortir du moyen age, ces sociétés sortent de l’enchantement religieux et en même temps de l’obscurantisme dans lequel cet enchantement les confinait.
Les occidentaux, "égaux en naissance" , on quitte le jardin d’Eden, se sont peu à peu éloignés de dieu, et ont fondé des sociétés laïques où le politique et le religieux sont séparés. Parallèlement le développement de l’économie moderne a permis à l’homme d’échapper la malédiction divine en le délivrant du souci élémentaire de la nourriture et de l’habillement.
Le judaïsme a survécu en se transmettant de génération en génération au prix parfois des souffrances indicibles. L’Islam a connu bien des vicissitudes au cours de ses 14 siècles d’histoire avec des périodes de rayonnement mais aussi des reculs. Comme le christianisme, ils sont à la fois créateurs, dépositaires, et continuateurs d’une certaine dimension culturelle qui imprègne tout esprit humain. La croyance la plus importante et communément partagée par ces trois religions est que Dieu a créé l’homme. C’est la métaphore de l’autre rive, l’homme séparé de Dieu pouvant espérer rejoindre son royaume, une fois son existence terrestre achevée. Mais il est une autre conception de la culture humaine, celle de l’homme qui est l’artisan de sa propre existence, et fondateur d’une société laïque. « La vie de l’homme dans une société laïque désignerait l’espace qui recouvre l’ensemble des activités humaines, et des relations que les hommes entretiennent les uns avec les autres, dans un sens plus large ce qu’on peut appeler la culture. C’est dans cet espace que l’homme est appelé à devenir véritablement homme en se réalisant lui-même ». (Zhou JianMing: Philosophie chinoise - l'existence culturelle et la morphologie culturelle - de la vision philosophique à la vision culturelle)
Culture et civilisation sont des concepts qui se situent à des niveaux différents. Dieu est le créateur de l'homme, et de la culture originelle, mais l'homme laïque est le créateur de lui-même, et de la civilisation. Du point de vue des études théoriques concernant le phénomène de culture, la civilisation, produit de cette culture serait la modélisation concrète d’une idée préexistante s’incarnant dans un langage qui permettrait à l’homme de vivre en société, dans un processus de transformation et de progrès continus.
Mais malheureusement, les trois grandes religions monothéistes, toutes soeurs qu’elles soient, ont chacune leur propre interprétation de Dieu et de la foi. Le judaïsme n’a pas pu empêcher la naissance du christianisme, de la même façon que le christianisme n’a rien pu faire face à la naissance de l'islam. Cette division répond à un processus vital de transformation permanente qui s’inscrit précisément dans la conception chinoise du « Yi » . (Yi Jing: la transformation est appelée Yi). De nombreux événements qui peuvent être rationnellement expliqués et d’autres plus irrationnels constituent la trame de l’histoire. Ainsi, on peut considérer que l’apport de la culture grecque au christianisme, de la même façon que le conflit entre le christianisme et l'islam, participent d’un même processus vital de transformation. Les Croisades qui avaient permis aux européens de reprendre contact avec ce qui survivait de la culture grecque devenue étrangère à l’Europe, auraient ainsi contribué à la Renaissance européenne.
Les conflits religieux seraient le résultat d’une transformation vitale impulsée par un Dieu qui ne serait ni celui des juifs, ni celui des chrétiens, ni celui des musulmans, mais plutôt une concept (existence?) universel qui dépasserait le cadre de toute religion constituée. En poursuivant la métaphore, ce conflit échappe à la volonté humaine dans le mesure où l’homme qui y est confronté est placé face à ses propres limites d’homme. Toute solution proprement humaine serait forcement incomplète, puisqu’il s’agit des affaires de Dieu.
Les principales formes de liberté dont jouit le monde occidental, en particulier la liberté de la presse, ont été permises d’une certaine façon grâce à la séparation entre le l’homme et Dieu. « Rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » . Dans la pensée occidentale, l’âme pure serait l’émanation de Dieu, et le corps est les plaisirs qu’il donne seraient le propre de l’homme. L’homme qui n’est plus sous le contrôle de Dieu devient dès lors l’artisan conscient de sa propre liberté.
La liberté de la presse qu’on peut traduire métaphoriquement par « marché libéral des idées » est dans cette perspective garantie et soutenue par un système d’organisation politique sur lequel le regard de Dieu n’intervient plus. A la trilogie classique des pouvoirs, le législatif, l’exécutif et le judiciaire, qui caractérise les régimes démocratiques, s’ajoute aujourd’hui un quatrième pouvoir, celui des médias. Mais lorsque la presse est confrontée à une culture qui n’est pas de même nature et où la religion ne saurait être assimilée à une idéologie, elle ne semble pas vouloir tenir compte d’une réalité complexe qui dépasserait la simple perception humaine, celle où le divin a sa place. De son côté, l’extrémisme religieux qui se venge de l’offense qu’il estime avoir été subie par son Dieu par le sang et le feu, dépasse la volonté supposée de Dieu, et devient par le fait même l’ennemi de l’humanité toute entière. C’est en ce sens que les terroristes ont été considérés, à travers l’expression unanimiste « nous sommes tous Charlie! » , comme des ennemis du genre humain.
La guerre des dieux est dépassée par la guerre des hommes, c'est le malheur des hommes, et aussi le malheur de Dieu.
L'essence de la culture chinoise est différente de celle de la culture occidentale, mais la civilisation chinoise a connu aussi au cours de sa longue histoire ses propres désastres. La culture chinoise est d’essence exclusivement humaniste, et il n’y pas d’absolu prédéfini à partir duquel s’exercerait la raison instrumentale. C’est ainsi que dans l’histoire de la Chine il n’y a jamais eu de Croisades qui procèdent d’une volonté d’éliminer l’autre dans la mesure où, en l’absence de vérité absolue, n’ont jamais été semées les graines de l’extrémisme religieux. Ce qui manque dans la culture chinoise, c’est le terreau qui permettrait à la raison instrumentale de se développer.
Tout au long de l’histoire de la Chine, l’idéologie au nom de laquelle fonctionnait la société féodale excluait le principe de propriété privée durable. C’est justement en raison de cela que le capitalisme n’est pas apparu spontanément en Chine.
L'erreur fondamentale de la société chinoise moderne serait de ne pas avoir encore saisi la nécessité d’introduire en Chine un système de civilisation fondé, entre autres, sur l’idée de propriété privée inviolable. Sans doute, faut-il y voir la survivance de l’âme du féodalisme tel qu’il était conçu dans les sociétés anciennes.
La culture chinoise s’est constamment nourrie d’apports culturels multi-ethniques. C’est sans doute la raison pour laquelle elle n’a pas cessé de s’enrichir.
Malheureusement, depuis un peu plus deux siècles, la civilisation féodale chinoise qui s’est sentie agressée par le rationalisme instrumental a certes profité des apports technologiques de l’occident, mais l’esprit qui a impulsé les découvertes et les nouveaux systèmes d’exploitation ayant permis la révolution industrielle du 19ième siècle n’a pas été intégré par la conscience chinoise, c’est comme si la Chine était passée du premier âge de la agriculture au troisième âge de l’information en ayant raté l’étape du deuxième âge industriel. En fait, même si effectivement l’industrie chinoise a connu un certain développement depuis le début du 20ième siècle, développement devenu exponentiel ces trente dernières années, celui-ci n’a jamais été véritablement intégré et considéré comme faisant partie de la culture chinoise restée profondément ancrée dans la ruralité. Si on assiste actuellement à un extraordinaire décollage économique de la Chine, l’esprit du chinois est resté à bien des égards dans la boue.
Aujourd’hui, il s’agit pour la Chine de faire en sorte que la troisième âge qui est celui de l’information et des nouvelles technologies ne s’inscrive pas seulement dans un processus de progrès civilisationnel (matériel), mais qu’il imprègne aussi profondément sa culture. Ce serait aussi, à travers la rencontre et l’interaction entre les modèles culturels chinois et occidentaux une façon d’ouvrir de nouveaux chemins de vie et de créer de nouveaux modes d’être dont l’occident est l’orient pourraient profiter dans une perspective d’enrichissement culturel réciproque. Il est donc important pour la Chine de savoir saisir cette opportunité. Comme le dit un proverbe chinois, « si nous achetons la boîte et rendons la perle », nous risquons de perdre en richesse culturelle ce que nous gagnons en satisfaction matérielle, et rien n’est plus précieux que la richesse de l’âme.
(Traduit par Jean-François Barbier et Yu LI, 2015)
2,Commentaire sur « Les conflits des dieux n’ont pas de solution au point de vue de l’homme » - Louis Baslé (2020)
M. Zhou a bien saisi la problématique weberienne de la guerre des dieux, c’est-à-dire des conflits fondés sur les convictions axiologiques et les valeurs normatives comme toutes les formes de religion et d’idéologie. En effet, les conflits entre intérêts économiques peuvent trouver des compromis. Les conflits politiques sont déjà plus difficiles à régler, surtout s’il y a des interférences avec la religion, l’idéologie et les convictions axiologiques. Comme l’écrit M. Zhou, « c’est dans les conceptions différentes …. des rapports entre le politique et le religieux que se trouvent les sources des conflits. »
Pour bien comprendre l’apport de Max Weber à la question de la modernité occidentale, il faut faire référence à la mort de Dieu chez Nietzsche et au concept de désenchantement du monde chez Max Weber. La référence est ici la conférence de ce dernier sur La vocation de savant [Wissenschaft als Beruf, La science comme vocation]. La thèse proposée est que la perception du réel a été complètement bouleversée avec la révolution scientifique et la rationalité moderne : le réel est vide de toute autre chose que de ce que la science toujours en quête en découvrira, et cela indéfiniment. Mais ce réel est à jamais privé de sa magie, de ses habitants merveilleux comme les dieux, les esprits et de toute son architecture céleste : le travail scientifique exclut toute divination, toute mancie. Il oblige à une ascèse, une discipline, un engagement passionnel qui, de manière continue, désenchante le monde. En même temps, les progrès scientifiques rendent impossible la maîtrise des savoirs par un seul individu et obligent à la division du travail entre spécialités. Cette division des savoirs se généralise dans les domaines des disciplines d’enseignement, des techniques et des savoir-faire, si bien que tout « sauvage » ou « primitif » sera plus compétent dans ses rapports avec son environnement que n’importe quel moderne. Celui-ci devra se fier au spécialiste ou aux artefacts qui l’entourent pour se transporter, se nourrir, se soigner, communiquer, apprendre, etc.
Une telle conception entre en collision frontale avec des dimensions anthropologiques fondamentales comme le besoin de sens, de merveilleux, de certitude, de fondement et d’explication ultimes, ce que fournissent à l’envi les religions, en particulier les grandes religions révélées et les idéologies totalisantes comme le marxisme-léninisme et le nazisme ; comme aussi le besoin de pratiques collectives, de communion et de rites rassurants ainsi que l’on peut le constater en Occident avec la méfiance envers la médecine et l’engouement pour les sagesses orientales, l’homéopathie, le yoga, etc. Comme on peut le constater aussi avec les dérives de l’islam dit radical. Comme le dit un sociologue marocain : « Dans les pays musulmans, l’islam est placé au-dessus de toute forme de raison. Censé tout expliquer, il est en dehors de l’histoire ». Contrairement à l’opinion reçue, l’islam radical ne fait que pousser à l’extrême de ses conséquences la conviction commune de chaque fidèle de l’islam. Les autres monothéismes, à l’exception de leurs tendances fondamentalistes, ont trouvé des accommodements avec le monde moderne, non sans crise, conflits et scissions internes. L’Eglise catholique fut longtemps hostile à ce qu’elle condamnait sous l’appellation de modernisme et le christianisme dit orthodoxe n’est toujours pas pleinement réconcilié avec la modernité. La Réforme protestante a ouvert une brèche dans la domination de l’Eglise romaine sur le monde latin, ce qui a accéléré la séparation du religieux des autres domaines de la vie sociétale. Comme le note justement M. Zhou, cette séparation est cruciale pour l’émergence de la raison instrumentale et de la modernité. Ainsi, l’homme devient « l’artisan de sa propre existence ».
Bien sûr, le judaïsme, le christianisme et l’islam ont la même origine, et c’est pour cela même qu’ils demeurent irréconciliables : chacun a son dieu unique, alors que dans les polythéismes, on s’emprunte sans vergogne dieux, déesses et autres génies. Si les chrétiens furent persécutés c’est parce qu’ils ne pratiquaient pas le rite civique d’hommage aux dieux et à l’Empereur. Cet entêtement était incompréhensible pour leurs contemporains. Je pense que c’est l’émergence des monothéismes qui a, tout à la fois, favorisé l’émergence de la raison instrumentale et de la modernité et développé l’intolérance réciproque des trois monothéismes qui se sont tour à tour plus ou moins persécutés, plus ou moins tolérés. En outre, les histoires du judaïsme, du christianisme et de l’islam sont toutes marquées de scissions ou schismes, d’hérésies et de conflits inexpiables, un peu comme l’histoire du marxisme-léninisme.
Comme l’écrasante majorité des Occidentaux, je connais très mal la conception chinoise du Yi et des transformations. Je me contenterai pour l’instant d’utiliser les concepts d’évolution, de développement, de dynamique, ce qui me permettra de revenir aux propos de M. Zhou. La pensée occidentale a longtemps été marquée par diverses formes de déterminismes : le déterminisme scientiste développé par Laplace et Newton dans les domaines physique et astronomique et par Hegel, Marx et surtout Engels dans les domaines historique et culturel, puis par le marxisme-léninisme. L’origine de cela est bien remarquée par M. Zhou : il s’agit du judéo-christianisme « associé à la tradition grecque ». Pour le judéo-christianisme, l’histoire humaine se déroule selon un plan divin, avec une finalité, celle du salut. Cette perspective a été transformée de diverses manières par Hegel, Marx mais aussi les Lumières. En sont issues les idées de civilisation, de progrès, d’émancipation, de développement, etc. qui ont accompagné la domination occidentale. La fin de cette domination, les craintes concernant l’avenir de la planète et enfin la redistribution des hégémonies et l’ambition affichée de la Chine à s’imposer comme la puissance mondiale dominante tant au niveau politique que stratégique et économique, tout cela conjugué entraîne des doutes croissants sur les bienfaits de la science, de la technique et de la raison instrumentale.
Cela dit, j’aurais quelques nuances à apporter sur les points suivants : l’humanisme de la culture chinoise, le féodalisme de la Chine Impériale et enfin que la politique serait lié à l’intérêt économique. Commençons par ce dernier point : l’émergence de l’économie politique aux 18e et 19e siècles, avec Turgot, Adam Smith, Ricardo, et Stuart Mill est une affirmation sans équivoque que le fonctionnement économie de la société obéit à ses lois propres. C’est précisément à cette autonomie que se sont opposées toutes les formes de socialisme jusqu’à Lénine, Staline et Mao qui voulait mettre « la politique au poste de commandement ». Maintenant, presque tout le monde admet que l’on ne peut se passer du marché. Quant au féodalisme chinois, il n’a existé que dans l’ancienne Chine, entre le 8e et 3e siècle avant J.C.. C’est l’orthodoxie marxiste-léniniste qui a répandu cette thèse, n’admettant qu’il ait pu y avoir des systèmes politiques despotiques s’efforçant de maîtriser l’économie, comme l’Egypte, la Mésopotamie et la Chine antiques. Marx, faisant exception à la succession classique des phases historiques (esclavagisme, féodalisme, capitalisme, socialisme-communisme) avait imaginé une exception : le mode de production asiatique. Quant à l’humanisme de la culture chinoise, il est aux antipodes de l’humanisme occidental qui a fait de l’homme et de ses droits un absolu, alors que l’homme de l’univers chinois est toujours situé entre le ciel et le fils du ciel d’un côté, la terre de l’autre.
Reste un dernier point : si je me sépare de M. Zhou sur la question du féodalisme, je suis entièrement en accord avec lui sur l’absence d’une tradition favorable à la propriété privée. Mais cette absence ne résulte pas du féodalisme, mais de la verticalité traditionnelle du pouvoir en Chine avec ses 4 étages : le Ciel, le Fils du Ciel, l’homme, la terre. Cette verticalité a engendré la forme spécifiquement chinoise de « monarchie bureaucratique » avec le triomphe conjoint de « l’école de la Loi (fajia) et du confucianisme (ruia) sur le taoïsme (daoia) » à la fin de la période des Royaumes combattants. Dès lors, le concept marxien de Mode de production asiatique devient fécond pour signifier à la fois l’absence de droits de l’individu opposables au Ciel au Fils du Ciel, et, conséquence, l’absence du droit de propriété et plus largement d’un droit économique cohérent, ce qui constitue en effet un gros handicap au développement d’une économie de marché. On sait que, surtout chez les intellectuels, une forte aversion au capitalisme et à la propriété privée, en particulier des moyens de production, demeure vive, malgré l’effondrement du système soviétique et les impasses des régimes communistes stricts comme la Corée du Nord, et malgré le ralliement des socialismes réformistes à l’économie de marché. L’histoire européenne est traversée par cette grande fracture.
A suivre …. !